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"La reconnaissance un outil clef pour construire des organisations vertueuses", Interview de Catherine Glée-Vermande

Publié le 23 septembre 2022 Mis à jour le 28 novembre 2022
La reconnaissance au travail
La reconnaissance au travail

Catherine Glée-Vermande est Maître de conférences en sciences de gestion à l’iaelyon où elle dirige la mention Ressources Humaines. Ses recherches et travaux portent sur les organisations et les modes de management alternatifs, les compétences managériales et les nouvelles formes de leadership. Nous l’avons rencontrée pour évoquer avec elle la question de la reconnaissance au travail.

Catherine Glée-Vermande La question de l’insatisfaction des salariés, liée en grande partie au fait qu’ils ne se sentent pas suffisamment reconnus, revient très fréquemment dans l’actualité des entreprises et dans les revues professionnelles. Comment cela s’explique-t-il ?
Il y a plusieurs explications possibles. Si l’on fait référence aux travaux de Dominique Méda1 qui, dès 2013, soulignait déjà ce phénomène, l’explication retenue est d’ordre culturel. Cette autrice souligne que les attentes expressives des salariés français sont très fortes, ils attendent de leur travail qu’il soit pourvoyeur de lien social et puisse répondre à leur quête relationnelle. Pour les allemands, en revanche, le travail est un lieu où l’on développe ses compétences, donc ce qui prime sera la montée en expertise professionnelle et pour les anglo-saxons, le travail est d’abord ce qui permet de gagner de l’argent.
Ces différentes attentes de lien social, de développement professionnel, de rémunération, se retrouvent chez tous les salariés quelque soit leur nationalité mais ce qui diffère est la priorisation. En plaçant en première position leurs attentes expressives, les salariés français expriment ainsi un fort besoin de reconnaissance.

Comme autre explication on peut pointer le mode de management qui reste encore fondé, dans certaines organisations, sur le modèle taylorien, un modèle très mécanique qui instrumentalise et peut être perçu comme déshumanisant. Dans ces modèles « à l’ancienne », le manager est celui qui ordonne, qui contrôle, qui sanctionne. Bien sûr, il est cela, mais pas seulement. Aujourd’hui il faut également qu’il soit un leader qui donne envie, qui « embarque »   et cela change la donne.

Mais il existe aussi des organisations où les salariés ont le sentiment d’être reconnus ! Dans ce cas, les managers savent utiliser le levier de la reconnaissance non pas à des fins instrumentales mais parce qu’ils considèrent le salarié comme une personne et ils savent apprécier la contribution de chacun à la réalisation d’une œuvre commune.
 
Quels sont leviers les plus utilisés en matière de management et la reconnaissance en fait-elle partie ?
Le levier le plus fréquemment utilisé est celui des résultats. Le management par les objectifs par exemple. Mais il n’y a pas que le résultat, il y a aussi l’effort déployé. Il peut arriver que des salariés soient en situation de fournir des efforts importants car la situation est particulièrement difficile, ce que l’on a vu pendant la crise sanitaire par exemple, mais les résultats ne sont peut-être pas ceux que l’on attendait.  Cela ne doit pas empêcher de reconnaître ce travail et ces efforts fournis. Il est important de ne pas réduire le salarié à ses seuls résultats, obtenus ou non.
Et c’est la raison pour laquelle, le troisième levier est essentiel : la reconnaissance de la personne.
Reconnaître le collaborateur non seulement dans ce qu’il fait, en tant que salarié, mais aussi dans ce qu’il est, en tant que personne. Un manager qui vient saluer son salarié en sachant le nommer, c’est une réelle reconnaissance et c’est un acte managérial fort sous une apparence anodine. Un manager qui sait, sans être intrusif car il y a une vie privée à respecter, qu’un de ses salariés, par exemple, a un enfant hospitalisé et qui, en conséquence fera montre de compassion, d’empathie est un manager « humain » qui connaît et reconnaît chacun dans son équipe. Tout l’art du management consiste à trouver l’équilibre, à savoir trouver la bonne place et le juste mot au bon moment. Oui, c’est un art qui nécessite une forte intelligence émotionnelle !
 
Comment peut se manifester la reconnaissance du manager ?
La reconnaissance est à la fois matérielle et symbolique. C’est bien sûr la question de la rémunération mais pas seulement. C’est aussi savoir dire « merci », « bravo », « félicitations ». Il m’est arrivé de faire des formations à des managers qui me disaient « mais tant que je ne dis rien c’est que tout va bien ! ». Justement, si cela va bien, alors, il faut le dire. C’est ce que l’on appelle l’effet Pygmalion : plus on envoie un renforcement positif, dès lors qu’il est mérité, à un salarié, plus on a de chances qu’il réussisse. C’est un cercle vertueux. Il y a un lien direct entre la reconnaissance et la motivation.
 
Quels sont les risques de l’absence de reconnaissance au travail ? 
C’est la démotivation, le désengagement, voire ce que l’on appelle des formes de déviance organisationnelle, c’est-à-dire des comportements qui nuisent plus ou moins fortement au fonctionnement d’ensemble et ce, de façon volontaire. L’absence de reconnaissance au travail qui peut entrainer ces comportements déviants ne les excuse pas mais peut permettre de les comprendre et de les éviter. Il y a également le risque d’un effet – contagion qui peut faire de ces comportements déviants presque une norme et créer ainsi une culture « toxique ». En revanche, lorsque la reconnaissance est le fil directeur du management et irrigue la culture organisationnelle, cela contribue au bien-être de tous et crée un sentiment de satisfaction au travail, bénéfique à la réputation de l’entreprise, à sa marque employeur. Dans un contexte de pénurie des talents, c’est un avantage non négligeable.
 
La rémunération dans tous ses états Vous évoquez également dans vos travaux (cf. bibliographie en fin d’interview) chapitre "La reconnaissance au travail ; vivre ou exister", le syndrome du passager clandestin ?
Effectivement, il y a un autre risque, celui du salarié qui reste en étant totalement désengagé.  Car un salarié fidèle, contrairement à ce que l’on pourrait penser,  ce n’est pas un salarié qui reste mais un salarié qui a envie de rester. C’est la notion de fidélité organisationnelle. Elle n'a pas tant une connotation morale qu'une connotation d'efficacité et de performance. Un salarié qui a envie de rester est un salarié qui va déployer des efforts pour cela, qui sera engagé et heureux dans son travail et cela rejaillit sur l'ensemble de l'équipe et au-delà, sur l'ensemble de l’organisation.  
A l’inverse de la déviance organisationnelle, on parlera alors de citoyenneté organisationnelle : Les salariés vont au-delà des attentes demandées dans le contrat de travail sans que cela ne leur pèse.
 
En quoi justement la reconnaissance au travail est-elle aussi importante pour l’entreprise/l’organisation que pour le salarié ?
La reconnaissance crée les conditions du bonheur au travail, les bases d'une organisation vertueuse qui tend vers l'excellence, pas dans le sens du culte de l'excellence (Aubert et Gaulejac2) où les gens se perdent corps et âme dans un travail, mais au sens de « Je suis fier de ce que je fais et je contribue au Bien commun ». 
Pendant longtemps, nous avons opposé la performance sociale et économique. Milton Friedman3, prix Nobel d'économie dans les années 70, déclarait que la seule responsabilité sociale de l'entreprise était de faire du profit. Quelques décennies plus trad., Alex Edmans 4 au contraire, montre le lien entre la satisfaction au travail et la performance financière de l'entreprise. Il explique et démontre une corrélation positive entre ces deux dimensions. On ne peut donc plus dire aujourd'hui que l'un s'oppose à l'autre. Au contraire, l’un renforce l’autre. Ainsi, la performance sociale n’est plus antinomique avec la notion de performance économique mais au contraire, contribue à accroître la performance globale de l’entreprise.

Institut Great place to work Qu'entend-on par qualité de vie au travail, un terme que l'on emploie beaucoup en ce moment ?
C'est la qualité d'ensemble qui règne dans l'environnement de travail, notion qui a été conceptualisée par l’Institut Great Place To Work à San Francisco dans les années 80. Ils ont défini cette qualité à travers différents critères et cela permet chaque année de publier un classement des "Great place to work " dans différents pays sur tous les continents.

Il y a 3 mots clés pour appréhender cette qualité d'ensemble, le premier :  la confiance, pas seulement envers sa hiérarchie mais aussi envers les personnes avec qui l’on travaille. 
Deuxième élément, le sentiment de fierté : ce que je fais est beau, ce que je fais est utile, ce que je fais est bien. C’est précisément avec ces notions de « beau », d’utile » que le travail réalisé prend sens ainsi que l’explique Christophe Desjours5
Pour développer ce sentiment de fierté, le discours du manager de proximité est important. Est-ce que l’on vend des imprimantes, ou est-ce que l'on vend des systèmes d'impression pour équiper les rectorats, les universités, les hôpitaux ? Cela vaut pour tous les métiers. La personne qui est en charge du nettoyage des espaces, fait davantage que laver, balayer…, elle contribue à la propreté, mais aussi à la beauté, d’un environnement où viennent tous les jours de nombreuses  personnes et où la question de l'hygiène, tout particulièrement dans un contexte de pandémie, est stratégique .

Enfin il y a l'ambiance au sein du collectif de travail, et là encore, l’action du manager de proximité est déterminante. De sa capacité à imaginer des évènements, des temps, des lieux qui soient autant d’occasions de convivialité dépend le climat qui règne au sein de son équipe.   Il suffit parfois de peu de choses mais avec une réelle impulsion managériale cela fait toute la différence.

Quel conseil pourrait-on donner à un manager qui souhaite avoir un management plus orienté vers la reconnaissance ?
Considérer que le salarié est d'abord une personne. Ce n'est pas un rouage plus ou moins bien huilé dans la machine à produire, comme l’illustre le film Les Temps modernes. C’est une personne avec des attentes, des craintes, des espoirs, des idées, des motivations...et savoir entendre cela, sans nécessairement pouvoir/vouloir répondre à tout mais en montrant une capacité d’écoute respectueuse est déterminant.
Ensuite, lui montrer que ce qu’il fait est beau et utile, que son travail fait sens car il apporte sa pierre à l’édifice commun et chaque pierre compte !  
Et pour finir, peut-être osez parler, comme le fait Camus, de ce supplément d’âme qui permet de magnifier les situations les plus anodines en apparence : « Sans travail toute vie pourrit. Mais sous un travail sans âme, la vie étouffe et meurt. »  Camus6 

Comment le manager de proximité met de l’âme dans son mode de management, comment il le rend « animé » par le regard qu’il pose sur ses collaborateurs, par sa façon de leur parler, de les guider… Comment l’organisation toute entière met de l’âme dans son mode de fonctionnement afin de rassembler toutes et tous autour de valeurs partagées.
En réalité, cela ne sert à rien d'organiser un grand évènement, par exemple une journée du bonheur, dans une entreprise où il y a une ambiance délétère. En revanche, tous les petits actes posés au quotidien, qui sont autant d’encouragement et de reconnaissance distribués par les managers et l’ensemble de la ligne hiérarchique, ont un pouvoir immense de transformation. Ils contribuent à rendre l’organisation vertueuse, c'est-à-dire une organisation où il fait bon travailler où l’on se sent heureux et où l’on est épanoui dans son travail, où chacun contribue à la performance globale en travaillant à la réalisation du Bien commun.

Propos recueillis par Anne Clausse, Service de la communication

► Références :
1 : Dominique Méda, Patricia Vendramin, Réinventer le travail, Paris, PUF, coll. « Le lien social », 2013, 258 p.
2 : Nicole Aubert et Vincent de Gaulejac, Le Coût de l'excellence, Paris, Éditions du Seuil, 1991
3 : Milton Friedman, "The Social Responsibility of Business is to Increase its Profits",
The New York Times Magazine, 13 Septembre 1970.
4 : Alex Edmans, "Does the stock market fully value intangibles ? Employee satisfaction and equity prices".
5 : Christophe Desjours, Le facteur humain, PUF, paris, 1995
6 : Albert Camus, Le métier d'homme, L'Express, 15 mai 1955

► Bibliographie Catherine Glée-Vermande :
- Mispelblom Beyer, F., & Glée -Vermande, C. (2012). Diriger et encadrer autrement: théoriser ses propres stratégies alternatives. HAL.
- Glee-Vermande, C. (2014). Le rôle du manager? Donner de la reconnaissance, développer le" plaisir" de réaliser un travail qui a du sens (No. hal-00977167).
- Glée-Vermande, C., Boghossian, J., Brès, L., & Pisani, S. (2021). La mise en oeuvre féconde des notions de justice et de reconnaissance au sein d'une structure alternative d'éducation. In M.-C. Monnoyer & N. Teisseyre (Eds.), Governance, collégialité et innovation - Les organisations à but social (pp. 209-231). Toulouse: Les Presses Universitaires de l'Institut catholique de Toulouse.
- Glée-Vermande C ; (2021) : La reconnaissance au travail : vivre ou exister ? in : La rémunération dans tous ses états  sous la dir. : Hallée Y. ; Michaud R. ; Jalette P. ; Canada. Les Presses de l’Université Laval. p.229-252